Les ressources humaines «ubérisées»

Publié: 12/02/2016


L’économie serait en voie «d’ubérisation» selon tous les éditorialistes. Ce service de transport citadin est devenu en quelques mois le paradigme de toutes les évolutions ou transformations profondes des business models mais aussi des modes de travail et du fonctionnement de la société. Evidemment, cette captation de mots qui se transforment en prismes uniques et réducteurs de la réalité est assez commune dans le jeu des médias et de la communication. L’«ubérisation», avant d’être remplacée par un autre raccourci, aura le mérite au moins de faire plaisir à Nietzsche dans sa tombe en rappelant le préfixe allemand, comme dans l’Übermensch par exemple. Il est donc nécessaire, et éventuellement éclairant de se demander si le vent de l’ubérisation ne va pas toucher également nos conceptions des ressources humaines et de leur gestion.

Que pourrait recouvrir cette notion de «ube-rh» ? Bien évidemment on pense à la digitalisation de la fonction sur laquelle se multiplient les conférences et ouvrages. Relèveraient alors de ce mouvement la transformation profonde de pratiques RH comme celle du recrutement et de la sélection, mais aussi le changement des modes de travail et de collaboration quand l’information devient largement disponible et quand les relations prolifèrent en dehors des structures de l’organisation classique. Plus fondamentalement, Uber évoque aussi pour les RH la fin ou la décroissance du salariat qui concerne le transport de personnes mais aussi de nombreuses autres activités. Or, les professionnels des RH étaient les experts du lien de subordination mais pas forcément de l’organisation d’événements! Il reste un troisième niveau de métaphore, celui des big data : on en voit l’utilisation possible dans l’analyse de ce que produisent les réseaux sociaux mais aussi dans leur impact en matière d’audit social, d’outils d’évaluation des performances ou des comportements. A cet égard, Bernard Stiegler[1], dans un ouvrage récent, souligne le risque de voir les algorithmes se substituer aux théories, ou, en d’autres termes, de voir la logique des grands nombres remplacer la réflexion et l’affirmation de positions sur les fondements anthropologiques du travail.

La crainte de Stiegler de voir disparaître la pensée, étant donné la force des algorithmes, trouve un écho dans les discussions actuelles – qui concernent au premier chef les RH – sur la personne augmentée. A priori, rien de ce qui concerne les personnes ne devrait leur être indifférent. Dans un article très optimiste[2], un professeur du MIT et son co-auteur donnent une belle définition de la personne augmentée. Ils abordent l’automatisation comme une simple soustraction de tâches habituellement attribuées à la personne comme si le travail, dans une conception très taylorienne, représentait un domaine fini et figé. Si on considère que les personnes peuvent libérer d’autres possibilités, explorer des champs différents et bousculer les frontières de leur domaine, «l’augmentation» pourrait avoir des effets positifs. Mais ce sont toutes les démarches classiques de GRH, de la gestion des compétences à l’évaluation des performances qui sont alors en cause.

Les RH sont souvent sommés de se remettre en question

L’ «ubérisation» dans le discours médiatique a une troisième connotation, celle d’inviter chacun à ne pas se reposer sur ses acquis et à se remettre en cause fondamentalement. La RH semble sommée de le faire de différents endroits. En France, on a connu l’an dernier l’initiative des DRH à projeter leur fonction en 2020[3], avant que ADP[4] ne s’interroge sur l’impératif de la fonction RH à reconnecter (ou à connecter) avec les salariés. De manière plus officielle, le récent rapport Combrexelle[5] ne fait pas que souligner l’urgence de revoir les pratiques de négociation collective en France plutôt que de ne s’occuper que du poids du Code du travail, il invite également la fonction RH à faire enfin son travail, à développer ses compétences et ses pratiques de négociation. Il faut sans doute comprendre qu’elle a abandonné ces préoccupations au profit d’autres missions plus médiatiquement spectaculaires mais moins cruciales pour l’avenir des entreprises. Et même la Harvard Business Review[6] affirme en première page d’un numéro d’été qu’il est temps de faire sauter les RH pour construire quelque chose de nouveau !

Nous y voilà : s’il faut construire quelque chose de nouveau, quelles sont les pistes ouvertes ? S’il en est une seule qui revient sans cesse dans les trois articles du dossier de la HBR (qui abrite les meilleurs auteurs académiques américains du moment en RH avec Cappelli et Boudreau), je crains qu’elle ne soit connue de tous depuis longtemps : le pouvoir se gagne et ne se donne pas, c’est donc aux RH de faire en sorte de le prendre. Au-delà de ces évidences, on peut au moins retenir trois pistes.

Première piste : se situer au cœur du business. La piste paraît banale mais avant de dire ce que cela veut dire, encore faut-il comprendre ce que cela ne veut pas dire. Cela ne signifie pas simplement que les DRH sont passés par les opérations même si c’est certainement un facteur de pertinence auquel certaines entreprises n’ont plus porté l’attention méritée. Cela n’a rien à voir avec cette vieillerie des business partners dont on oubliait – ou dont personne n’avait envie– qu’ils soient partenaires. Cela ne signifie pas non plus qu’ils doivent posséder un MBA de manière à pouvoir converser avec toutes les autres fonctions, même si ce genre de formation ne fait jamais de mal.

A partir des transformations opérées par Juniper, une entreprise de la Silicon Valley spécialisée dans les technologies de réseau, Boudreau et Rice[7] nous donnent une idée de ce rapport au business. Ils montrent la nécessité pour les professionnels des ressources humaines de saisir ce qu’ils appellent la «big picture», c’est-à-dire les conditions et les impératifs du business dans lesquels ils se trouvent et veulent se trouver. Ce n’est pas une mince affaire car il ne s’agit pas seulement de maîtriser les rudiments de la stratégie: cela requiert une bonne connaissance du business existant et de ses ressorts, une attention aux évolutions extérieures et donc une curiosité pour la culture économique. Pour cela les RH ne doivent pas rester dans le confort des réunions mensuelles de leurs associations professionnelles mais sortir de l’entreprise, du secteur et du pays pour maintenir cette culture. Boudreau continue de développer l’idée du «pivot», c’est-à-dire de ces activités ou talents qui peuvent faire la différence dans le business. C’est là que peut s’imposer la GRH: quand elle sait repérer les domaines où les personnes et les organisations peuvent faire la différence en déroulant toutes les conséquences pratiques de ces «pivots» en matière de recrutement, formation et rémunération.

La deuxième piste, pas très nouvelle non plus, consiste, pour les RH comme pour les autres fonctions, à faire en permanence la preuve de leur efficacité. Combien d’entreprises font une analyse synthétique de leurs entretiens annuels pour donner du feed-back aux managers ou aux salariés ? C’est sans doute pour cette raison que de grandes entreprises abandonnent aujourd’hui les entretiens annuels formalisés avec toute la bureaucratie qui les entoure, en pointant leur manque d’efficacité, pour s’ajuster aux évolutions subites, percevoir du potentiel ou simplement se rendre compte avec pertinence de l’apport des personnes dans des organisations où il est beaucoup partagé.

De grandes entreprises abandonnent aujourd’hui les entretiens annuels formalisés

La question de l’efficacité va d’autant plus se poser que de nouvelles pratiques permettent de s’exonérer de la réflexion, pour reprendre Stiegler. On peut rêver que l’analyse statistique sur de grands échantillons (big data et réseaux sociaux) permette d’automatiser les décisions de recrutement. Si c’est le cas, les RH devront soit se faire du souci, soit faire état de la valeur qu’elles peuvent (et doivent) ajouter à un processus de recrutement.

La troisième piste est proposée par Cappelli[8] qui suggère aux RH de laisser tomber les faux problèmes ou, plutôt, ceux sur lesquels ils ne peuvent pas avoir beaucoup d’impact. Le grand professeur américain fournit deux exemples. Le premier est celui des nouvelles générations qui constituent un thème de colloque facile puisque, depuis l’aube des temps, les plus vieux ont toujours considéré les plus jeunes comme impossibles, ce que ces derniers leur rendent bien d’ailleurs. Si jamais il existe quelque chose de sérieux sur ce sujet – ce qui reste à prouver – c’est aux managers de le traiter. Le second exemple proposé par Cappelli concerne la question de la diversité : il existe dans beaucoup de pays des lois qui exigent des institutions de travail qu’elles développent des pratiques en la matière mais, quoi qu’il en soit, rien ne se fera jamais sur le sujet tant que l’initiative et l’exemple ne viennent pas du sommet. On pourrait souffler à Cappelli la question de la responsabilité sociétale de l’entreprise : on peut comprendre l’intérêt intellectuel et idéologique que les professionnels des RH peuvent y trouver mais est-ce vraiment leur priorité aujourd’hui ?

L’injonction à s’interroger sur ce que pourrait être la déclinaison dans les RH de l’ «ubérisation» a au moins le mérite de s’interroger sur le sens et les missions de la fonction pour autant que l’on conserve prudence et mesure, celle de ne jamais oublier que l’antonyme d’über en allemand est ‘‘unter’’ (et il serait dangereux de l’associer aux RH), celle de ne jamais vouloir trouver une traduction française à ube-RH parce que Blabla-RH pourrait être mal compris.   

Source : rhinfo.com

[1] B. Stiegler, «La société automatique». «L’avenir du travail». Paris: Fayard, 2015.

[2] T. Davenport, J. Kirby, «Beyond Automation». Harvard Business Review, Juin 2015

[3] J. Barabel, O. Meier, A. Perret, (eds). «A quoi ressemblera la fonction RH demain ?» Dunod, 2014.

[4] P. Bouvard, #RHreconnect. EMS (à paraître, novembre 2015)

[5] JD. Combrexelle, «La négociation collective, le travail et l’emploi». Septembre 2015.

[6] «It’s time to blow up HR and build something new. Here’s how». HBR, Juillet-août 2015.

[7] J. Boudreau, S. Rice, «Bright, Shiny Objects and the Future of HR». Harvard Business Review, Juillet-août 2015.

[8] P. Cappelli, «Why we love to hate» HR … and what HR can do about it. Harvard Business Review. Juillet-août 2015.
 

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